dimanche 16 juillet 2017

Un extrait de mon second roman "Lulo"

Je m’appelle Marc. J’ai trente-sept ans. Je suis inspecteur à la brigade criminelle et je crois bien qu’on vient de me confier l’affaire qui va changer ma vie. Quand on reçoit un dossier comme ça, on a tendance à refaire le bilan de sa carrière. Je n’ai pas toujours été dans la police. En fait, je ne sais pas ce qui m’a amené là. Dire qu’il y a neuf ans, j’étais encore chef de produit pour une grande marque d’équipementier électrique. Je me souviens de Daniel, mon manager à l’époque. Je n’ai jamais su m’adapter à ses méthodes de gestion à l’américaine.

— Bon alors, Marc, montrez-moi votre project planning...

— Eh bien voilà, au début, je vais commencer le projet, ensuite j’exécuterai le projet et à la fin, je terminerai le projet.

— Vous vous foutez de moi ou quoi? Je veux un plan détaillé! Il me faut des listes d’actions, des délais, des objectifs, tout le tralala.

— Oui, comme vous dites, tout le tralala. Franchement, Daniel, je ne comprends pas pourquoi je dois rédiger tout ça. On sait très bien ce qu’il faut faire. Alors pourquoi perdre son temps à l’écrire dans un Powerpoint? Autant le faire tout de suite et on gagnera du temps!

— Vous n’y êtes pas! Le project planning permet de suivre l’avancement du projet et surtout de voir si vous n’avez rien oublié.

— Mais si je suis capable d’oublier quelque chose pendant la réalisation du projet, alors je suis tout autant capable de l’oublier en rédigeant le project planning...

— Pourquoi est-ce que vous remettez nos processus en cause tout le temps? On travaille toujours comme ça ici!

— Ben justement! Vous savez très bien comment ça va se passer. Tous les projets se terminent toujours de la même façon. Au début, il y a un beau planning avec plein de tableaux. Mais dès les premiers jours, on prend du retard dans le projet et il faut déjà adapter le calendrier. Après quelques semaines, on est tous à la bourre et on n’ose même plus regarder le planning initial ; et à la fin, on termine tout le projet en quarante-huit heures en travaillant jour et nuit comme des acharnés! Ça, c’est la réalité d’un projet dans cette entreprise, et vous le savez très bien, parce que l’être humain est intrinsèquement et naturellement bordélique. Microsoft Office n’y changera jamais rien!

— Peut-être, Marc. Mais en attendant, moi, je dois remettre votre plan à mon supérieur avec celui des autres projets afin de réaliser une vision hélicoptère de l’ensemble des ressources.

— Mais si le but est de rentabiliser les ressources, pourquoi ne pas cesser de me faire perdre mon temps et mon énergie avec cette paperasserie? Vous et vos supérieurs, vous n’avez qu’à descendre de votre foutu hélicoptère et vous venez nous aider à réaliser le projet directement, ça fera avancer la boîte!

— Vous vous emportez, Marc! Ce n’est pas cela qui va nous aider à sortir cet interrupteur autonettoyant...

L’interrupteur autonettoyant était une idée de Christine, assistante maniaque et névrosée en charge de la comptabilité. Avec ses différents troubles obsessionnels compulsifs, principalement orientés sur les questions d’hygiène, Christine connaissait mieux que personne les frustrations quotidiennes liées à l’entretien d’une maison. Les interrupteurs sont souvent blancs. Et comme tout le monde ne se lave pas les mains quinze fois par jour comme elle, ils ont tendance, avec le temps et l’usage, à tourner vers le beige ou le gris. Christine avait donc imaginé un interrupteur muni de capteurs de bactérie, qui ne fonctionne que si on l’utilise avec des doigts parfaitement propres. Elle avait eu cette idée stupide lors d’une réunion d’équipe désertée durant la semaine de la Toussaint. La moitié de l’entreprise avait fait le pont. Daniel était encore à moitié saoul d’une dé- gustation de vin qui s’était mal terminée la veille. Il n’y avait pas eu assez de cerveaux présents autour de la table pour tuer dans l’œuf cette idée de produit complètement absurde et vouée à l’échec. Mais la philosophie de management de Daniel empêchait désormais de rejeter une proposition stupide sans argument: «Il ne faut jamais tuer la créativité! Les idées les plus saugrenues sont parfois les meilleures». Tout le monde avait donc la chance d’apporter sa petite contribution au développement de l’entreprise et chaque suggestion devait être accueillie avec la même bienveillance. Ça, c’était la version officielle, mais dans les faits, on savait très bien quand un projet était débile ou non. Et dans ce cas-là, on confiait au chef de produit le moins crédible du moment le soin d’en vérifier la faisabilité. C’est quand on m’a demandé d’établir un project planning pour ces foutus interrupteurs hygiéniques que j’ai compris que ma carrière était terminée. Avant, on me confiait les produits-phares, comme les premiers bi-zones ou les alternatifs qui permettaient d’allumer la salle de bain depuis le couloir et de l’éteindre ensuite dans la chambre à coucher. Des succès commerciaux sans précédent. Les gens plaçaient désormais quatre-vingt-six interrupteurs dans leur maison au lieu de vingt-quatre auparavant. Mais cette époque-là était révolue. Depuis quelques mois, les affaires ne tournaient plus bien et on ne me confiait plus que des projets sans ambition. J’ai commencé à m’ennuyer comme un rat mort. J’avais du mal à me lever le matin pour aller travailler. Ce n’était pas de la fatigue physique, mais de l’épuisement psychique et moral. Du lundi au vendredi, j’ouvrais les yeux difficilement. Je me battais avec le buzzer du réveille-matin jusqu’à me lever à la dernière minute pour me rendre au bureau dans la précipitation, sans avoir pris de petit déjeuner et avec les cheveux encore mouillés d’être passé quelques secondes sous une douche à peine tiède. Bizarrement, je me levais très tôt le samedi et le dimanche, souvent vers six heures du matin, comme si ces seules journées, dont l’agenda était désespérément vide, me laissaient encore entrevoir la possibilité d’un réenchantement. J’avais raison d’être démotivé, l’entreprise ne fonctionnait plus comme avant et avait complètement raté le virage des détecteurs de présence qui faisaient s’allumer et s’éteindre les ampoules sans commande mécanique, en fonction des déplacements humains à l’intérieur d’un bâtiment; et qui mettraient, à terme, l’existence même de la compagnie en danger. Je ne me souviens pas exactement de ce qui m’a fait changer radicalement d’orientation, à l’aube de mes vingt-neuf ans, ni de ce qui m’a ramené sur les bancs de l’université. Je me rappelle seulement avoir fait la file pour m’inscrire à la faculté de droit, étape nécessaire pour obtenir un master en criminologie. Nous étions à la fin du mois d’août. L’été avait été particulièrement chaud mais commençait à perdre de sa superbe, déséquilibré par les premiers vents frais et humides de l’automne qui soufflaient avec un peu d’avance sur le campus universitaire encore à moitié vide. C’est là, devant le guichet numéro sept des inscriptions, que j’ai aperçu Sandra pour la première fois. Les project planning ne se déroulent jamais comme prévu.