mercredi 3 janvier 2018

Troisième roman, premier chapitre.

Il est des accidents dont il vaudrait mieux ne pas sortir indemne. Tom Leclé n’avait pas encore ouvert les yeux. Son corps allongé sur le dos était inerte. Seules ses paupières s’étaient mises à vibrer sous les premières tensions de la conscience qui lui revenait miraculeusement. Mais il fut vite ébloui par l’intense lumière blanche de la pièce qui le contraignit de garder les yeux clos quelques secondes de plus. Ses pensées allaient bientôt se réactiver pour tenter de répondre à cette question qu’il se posait pour la première fois de sa vie: “Où suis-je?” Pas de réponse, le trou noir, aucun souvenir des heures et des jours qui précédaient. Quelques flashes surgirent dans sa tête avec une certaine violence mais rien qui lui permit de deviner où il se réveillait. Il faisait très chaud. Tom sentit qu’il était presque nu, le corps étendu sur un matelas plutôt dur, recouvert des pieds au torse par un léger drap blanc. Une chaleur moite et naturelle lui fit songer à un climat tropical. Sûr qu’il n’était pas en France, ce que confirma la voix d’une jeune femme s’adressant à lui en espagnol: “Señor? Señor? Como està?“. Tom n’avait pas encore la force de répondre. Il sentait qu’il était vivant mais très faibl. Et sa connaissance des langues étrangères, amoindrie par le choc récent, était hors d’usage. Des mots voulaient sortir de sa bouche mais ses lèvres semblaient collées l’une à l’autre, comme un oeil souffrant de conjonctivite au réveil. La femme se mit à parler plus rapidement avec une autre femme dont il sentit la présence à gauche du lit. Puis un homme venu du fond de la pièce leur coupa la parole sur un ton plus ferme, sans doute leur donnait-il une injonction. Quelques secondes plus tard, une main douce et fraîche, comme si elle venait de passer sous l’eau du robinet, se posa sur son avant-bras, le poussant enfin à ouvrir les yeux tout grands. Première confirmation: il était bien dans une chambre d’hôpital, peut-être en Amérique latine, entouré de personnel soignant. Les deux infirmières n’étaient pas très grandes, elles avaient la peau mat et un large sourire aux lèvres, dévoilant des dents parfaitement alignées et blanches comme la neige. L’une des deux le questionna dans un espagnol plus clair, qu’il aurait pu comprendre aisément en temps normal, mais dont il ne saisissait, à cet instant, qu’un mot sur deux.
  • Comment allez-vous, Señor Duvall? Pouvez-vous vous relever?
Duvall… médita-t-il un instant. Qu’est-ce que c’est que cette histoire?” Se réveiller dans un endroit inconnu n’est pas une expérience agréable. Se retrouver sur un lit d’hôpital, le corps malmené par un choc violent, encore moins. Mais s’entendre appeler par un nom qui n’est pas le sien, cela commençait à faire beaucoup pour Tom Leclé, dont la vie jusque là n’avait pas été spécialement palpitante. Un spasme l’envahit soudain, comme on en ressent parfois en plein cauchemar, quand on a cette impression effrayante de chuter dans le vide. Dans un réflexe, il laissa enfin s’échapper quelques mots de sa bouche desséchée par plusieurs jours d’alimentation sous perfusion: “No ! No soy Duvall !
  • Calmez-vous, Señor Duvall ! C’est le choc, c’est normal… Tranquilo !
  • Non, je ne suis pas tranquilo du tout! Je ne m’appelle pas Duvall, vous comprenez ?
  • Il y a eu beaucoup de morts. Vous avez de la chance. Relaxez-vous! Nous avons récupéré votre passeport, Monsieur Duvall.
  • Eh bien, alors, ce n’est pas mon passeport! Où sont mes affaires?
  • Je pense que vous êtes encore choqué. Ne vous inquiétez pas, tout va revenir à la normale.
  • Je ne comprends pas ce que vous dites, parlez lentement, despacito !
  • Calmez-vous. Votre père va venir vous voir. Votre papa! On va le prévenir que vous êtes réveillé. Il faut vous relaxer. 
  • Ecoutez-moi bien, je suis en pleine forme là, je sens que ça revient même assez vite… Et le premier truc dont je me rappelle avec certitude, c’est de mon nom, voyez-vous?
  • Votre père est venu hier soir déjà...
  • Mon père est mort il y a cinq ans.
  • Je vais vous donner un calmant, monsieur. Vous faites une mauvaise réaction post-traumatique.
L'infirmière vint se placer à la droite du lit et saisit la poche reliée par un fin tuyau à son avant-bras, pour le remplacer par un sachet rempli d’un liquide plus foncé. Tom tenta de se relever en vain, freiné par des douleurs musculaires qui lui traversaient tout le corps. Les souffrances disparurent miraculeusement sous les premières giclées de la perfusion intraveineuse. Il s'assoupit de nouveau et plongea dans un sommeil profond qui, bien qu'encouragé chimiquement, lui parut plus naturel.

Durant cette longue sieste, il fit un cauchemar étrange et y chercha vainement des signes qui l’aideraient à comprendre ce qui s'était passé, pourquoi il était là, dans quel pays il se trouvait ou encore de quel accident il avait été la victime. Mais rien dans ce songe ne l'éclaira. Il s’observa à l'arrière d'un café assez sombre, assis à côté d’un homme habillé tout en noir, d’un âge plus ou moins égal au sien. Dans les mains de l’inconnu, il aperçut un passeport qui affichait très nettement son nom en lettres dorées “Tom Leclé”. Il se sentait en confiance avec cet homme pâle aux cheveux courts, qui portait des lunettes noires masquant totalement son regard. Mais il fut vite traversé par un sentiment désagréable, voyant l’homme tripoter des mains la couverture bordeaux de son passeport européen, comme s’il craignait qu’on ne le lui rende jamais. Il tenta de récupérer le document officiel, sans trop insister, sans montrer sa peur. Au pied de la table, un grand chien très poilu, de race indéterminée et qui semblait venir tout droit d'une contrée polaire, était assis sagement, le fixant du regard avec bienveillance. La scène était accompagnée d’un fond sonore répétitif et assez bruyant, comme si elle se passait à l’intérieur d’une usine en pleine activité. L'homme aux lunettes noires sourit sans spontanéité, tout en scrutant la première page du passeport avec attention. A plusieurs reprises, il referma le document comme s'il s'apprêtait à le lui rendre, mais Tom n'avait jamais le temps de le saisir, l'homme le reprenait aussitôt et se mettait à le feuilleter davantage, parcourant la collection de cachets de contrôles migratoires qui listait les pays que ce morceau de carton lui avait permis de visiter ces dernières années. La scène n’était pas violente mais Tom se sentait paralysé. Soudain, les tables du café se mirent à vibrer, comme si un tremblement de terre était à l’oeuvre ou qu'un volcan voisin se réveillait lentement, après des décennies de repos. Tout tremblait désormais dans la pièce. Les verres dansaient sur les tables et sur le comptoir, jusqu’à chuter un à un pour s’écraser au sol. De larges fissures se dessinèrent sur les murs peints et le sol carrelé, jusqu’à devenir des crevasses. Les lampes et les bougies s’éteignirent. Le ventilateur fixé au plafond cessa de fonctionner. Tom sentit qu’il fallait fuir au plus vite. Il tenta de récupérer son passeport de force, mais réalisa alors que les mains de l'inconnu étaient vides et que du sang s'échappait des manches de sa veste en cuir, dégoulinant sur une table en bois brun. Le chien, resté impassible jusque-là se mit soudain à parler en français et prononça ces mots absurdes, qui réveillèrent Tom Leclé pour de bon et le ramenèrent à la réalité de sa chambre d’hôpital: «  Mon fils  ! Tu es vivant  ! Dieu soit loué !  ».

En ouvrant les yeux, Tom tomba nez à nez avec un homme grisonnant, la cinquantaine avancée, portant un costume complet bleu marine et une chemise blanche dont le col ouvert laissait apparaître un torse bronzé et entretenu. Encore sonné, il mit du temps à réagir au comportement surréaliste de cet inconnu qui se tenait penché sur lui, les yeux lumineux d'espoir, le sourire confiant, les bras grands ouverts, empruntant la posture physique d'un père qui vient de ramener son fils à la vie.
  • Pépito  ! Mon fils tant aimé  !
  • Euh, je suis désolé, je crois que vous faites erreur...
  • Mon Pépito! J'ai tellement eu peur!
  • Mais Monsieur, je ne vous connais p...
Tom se releva sur le lit pour manifester son désaccord total avec la tournure absurde que prenaient les événements. Mais l'homme grisonnant se pencha sur lui comme pour l'étreindre et manifester de nouveau le bonheur de voir son fils épargné par le sort. Il posa ses mains sur ses épaules comme s'il allait l'embrasser mais Tom sentit, à la façon dont l’homme pressait ses doigts avec force sur le haut de son dos, qu'il cherchait surtout à le maintenir immobile sur le lit. Tout en approchant la bouche de son oreille droite, celui qui prétendait être son père laissa s’entrouvrir un pan de sa veste, d’où surgit la crosse d'un revolver argenté de taille moyenne, fixé par une bretelle le long de son thorax. L’homme lui chuchota quelques mots que les infirmières, parties s’occuper d'autres victimes, ne pouvaient entendre  : «  Si tu veux sortir de cet hôpital vivant, c'est moi qu'il faut suivre. »       
L'homme se redressa tout en reprenant son rôle de père de famille soulagé, avec un certain talent de comédien : «  Pépito, quelle chance nous avons !  Nous allons pouvoir rentrer à la maison.  Madame, quand est-ce qu'il peut sortir  ?» L'infirmière ne lui répondit pas. Avec le reste du personnel d’étage, elle s’était figée, silencieuse, devant l’écran de télévision accroché au mur, dont on avait augmenté le volume sonore. Une édition spéciale couvrait la terrible tragédie qui venait de frapper la région : le crash du vol AV3212 reliant Bogota à Cali, le long d'un flanc de montagne isolé dans la cordillères des Andes. L’accident avait fait plus de cents morts et des dizaines de blessés graves. Mais heureusement, il y avait aussi, parmi les passagers, une poignée de survivants pratiquement indemnes, des miraculés qui pourraient bientôt reprendre le cours normal de leur existence. A une exception près.