samedi 22 janvier 2022

Quatrième roman, premier chapitre

C’est une chaussure bon marché, j’ai vu la marque quand elle a percuté mon visage pour la première fois. Ce sont toujours des pauvres qui frappent les pauvres. Peut-être portent-ils des vêtements destinés à ne servir qu'une seule fois, pour effacer toute trace. Les coups sont rythmés. Je ne parviens pas à dire combien ils sont, à me marteler les bras, les jambes, et puis le visage. Ma vision s’encombre de sang rouge vif. Je me couvre le visage des mains pour essayer de sauver mon nez. Je tiens beaucoup à mon nez. Ils prennent leur élan pour me sauter dessus à pieds joints. Ce sont sans doute de très jeunes gamins, ils ne sont pas très lourds. Parmi les douleurs qui naissent en différents endroits de mon corps sale et mal entretenu, je ressens aussi un peu de culpabilité. J’ai sûrement dû faire quelque chose de mal pour mériter cela. C’est étrange ce sentiment, lorsqu’on se prend une raclée, d’en être un peu responsable. J’ai pourtant toujours voulu être une “bonne personne”. Je n’ai rien à me reprocher. Je n’ai volé qu’en tant qu’adolescent, comme on essaie une drogue douce par défi, avant de recracher ses poumons en se disant: “Plus jamais!”. Les derniers coups claquent en rafale de façon précipitée, annonçant la fuite imminente de mes agresseurs. J’entends déjà une sirène de police au loin, ou peut-être est-ce une ambulance. Je vais avoir besoin des deux. Un passant, trop peureux pour me venir en aide, a probablement appelé les secours avant de s’enfuir dans cette galerie commerçante qui vient à peine d’ouvrir, en ce samedi matin de novembre. C’est l’heure où la ville est encore froide, sombre et maussade mais promet d’être douce, bleutée, et pourquoi pas lumineuse, plus tard dans la journée. Bruxelles est la capitale de ceux qui espèrent, se réjouissent et déchantent, plusieurs fois par jour. Je n’en verrai plus rien. J’entends la police qui se met d’accord avec les ambulanciers, arrivés presque en même temps sur les lieux de l’agression. On me fait glisser sur une civière, avec précaution, en me parlant comme à un gosse de cinq ans. Cela ne me dérange pas, j’ai toujours souhaité faire vivre le plus longtemps possible cet enfant au fond de moi. Mais leurs voix douces ne m’offrent pas beaucoup d’illusions. Quelque chose me dit que des histoires d’adultes vont bientôt réapparaître dans ma vie. J’avais rêvé d’être libre. et voilà qu’on m’embarque. Une femme très cultivée m’a dit un jour que les hommes vraiment libres n’ont pas de toit. Ma nouvelle maison, c’était la capitale de l’Europe, avec ses dimanches paisibles, sa météo surprenante, ses artères chaotiques, ses pare-chocs pendouillants et ses habitants toujours un peu alcoolisés. Et puis mes nombreux collègues sans abri, venus de tout le continent dans cette ville où la pauvreté semblait avoir été érigée en art de vivre. Tous ceux-là qui ne me jugeaient pas, tous ceux-là qui me foutaient la paix, parce que les sans abri ont aussi le droit d’être fort occupés, ces hommes et ces femmes abîmés mais robustes, qui étaient libres comme moi, jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’il va bien falloir se rendre à l’évidence: la fête est finie. Je ne suis pas idiot. Je connais leurs pratiques. Il y a quelque chose de trop bien organisé dans ce qui sera considéré dès demain comme un banal fait divers. J’entends la porte de l’ambulance qui glisse sur le côté droit, alors qu’on s’affaire déjà à panser mes plaies les plus effrayantes. Mon nez n’est pas cassé, c’est déjà ça de gagné. Le véhicule démarre et s’engage sur l’avenue principale, celle qui nous mène directement à la sortie de la ville, en quelques minutes à peine à cette heure matinale, en ce début de week-end assoupi par un climat automnal. On me demande d’ouvrir les yeux pour vérifier leur état. J’ai le temps de voir les visages des urgentistes. Une jeune femme et un jeune homme. Ils ont l’air très professionnels, très méthodiques. Ils font partie de cette jeunesse qui travaille vraiment. Celle qui fait du pain, qui vend des saucisses, qui lave les petits vieux, qui arrête les voleurs, qui vide les poubelles. Cette jeunesse qui fait des trucs qui servent vraiment à quelque chose. Cette jeunesse qui n’a pas le temps de se disputer. Cette jeunesse mal payée et ignorée de tous, mais qui tient debout cette Europe sans ressort. “C’est quoi cette voiture derrière?” demande alors le conducteur que je ne vois pas. Une BMW noire aux vitres teintées suit l’ambulance depuis un moment, à distance très rapprochée. La jeune urgentiste jette un œil à travers la porte vitrée à l’arrière de la camionnette. Le conducteur du mystérieux véhicule vient de poser une lumière bleue clignotante sur le capot et lance de puissants appels de phare. “Arrête-toi, il y a un souci, là.” dit le second urgentiste. Je referme les yeux, presque instinctivement. J’ai un mauvais pressentiment, comme l’impression que je pourrais bientôt assister à quelque chose que je n’ai pas envie de voir. La journée a déjà été assez rude et puis, on entend mieux les yeux fermés. Deux hommes sortis de la BMW discutent avec l’équipe médicale en leur prétextant une autorisation spéciale pour récupérer le convoi, justifiée par de nébuleuses raisons gouvernementales. Les deux jeunes ne se laissent pas manipuler, réclament des explications supplémentaires et des documents plus officiels. J’entends qu’ils s’éloignent. On dirait que les hommes de la voiture noire entraînent les urgentistes vers le bord de la route. Deux coups de feu très sourds retentissent, à une seconde d’intervalle, avec un large écho absorbé rapidement par les plaines humides de la région. Le chauffeur de l’ambulance sort immédiatement pour voir ce qu’il se passe, mais il est abattu de sang froid. Un troisième homme monte à bord, prend le contrôle de l’ambulance, tandis que les deux autres s’approchent de la civière où j’écoute cette scène sans bouger. J’ouvre les yeux. Ils sont entièrement habillés de noir, portent des gants très fins, et leur combinaison remonte jusqu’au cou pour finir en cagoule, laissant à peine apparaître leurs regards sombres et affairés. J’entends un “Ne le touche pas surtout!”. Ce que je craignais le plus est en train de se réaliser. L’ambulance démarre et les deux hommes poursuivent le travail des urgentistes comme si de rien n’était. Ils connaissent le matériel et sont extrêmement bien entraînés. En général, ces gens-là ont été militaires, ont travaillé sur des territoires de guerre, dans des circonstances bien plus chaotiques. Soigner les égratignures d’une petite ratonnade urbaine ne les effraie pas. Les soins les plus prioritaires ont déjà été prodigués par ces malheureux urgentistes, victimes collatérales mais nécessaires de l’opération. Je commence moi-même à me sentir mieux. C’est bizarre comme la douleur est plus impressionnante quand on ne sait pas ce qui se passe. Depuis que je les ai vus, couverts des pieds à la tête, je n’ai plus aucun doute. Je sais pourquoi ils sont là, qui les a envoyés et où ils veulent m’emmener. D’abord vers un hélicoptère - médicalisé, comme tout est si bien organisé - qui nous attend sur un champ désert, à une dizaine de kilomètres de la capitale. Alors qu’ils m’installent à bord de l’engin, avec toutes les précautions nécessaires, j’entrevois l’ultime espoir de m’échapper par la négociation: “Est-ce que vous pouvez appeler votre chef? Je dois lui parler.”

  • On n’a pas de chef.

  • Bon, écoutez, je sais ce que vous faites et pour qui vous le faites alors passez-le moi, il faut que je lui parle.

  • Ta gueule!

  • Si vous me laissez lui parler, promis, je ne dirai plus rien après!

Un des hommes en noir approche son visage du mien et me parle à l’oreille sur un ton menaçant: “Qu’est-ce que tu cherches? Tu crois pas qu’il y a déjà eu assez de dégâts comme ça?” Je le rassure d’emblée: ils ne pourront pas me faire de mal, c’est écrit dans leur ordre de mission.

  • Vous ne pouvez rien me faire, vous ne pouvez pas me tuer, je le sais, c’est contractuel.

  • On n’a pas d’information sur le commanditaire. On ne nous dit rien en direct.

  • Bon, on va faire un marché: vous faites passer un message à votre chef puis au chef de votre chef qui, lui, transmettra au grand chef. Vous verrez, vous aurez fini votre journée dans cinq minutes et vous serez payé la même chose!

  • Ah? Et qu’est-ce qu’il faudrait lui dire au grand chef?

  • Dites-lui simplement que je suis au courant.

  • Au courant de quoi?

  • Écoutez, avec tout le respect que je vous dois, franchement… C’est un truc, il me faudrait une semaine pour vous expliquer et à la fin je ne suis même pas sûr que vous comprendriez. Dites-lui simplement “Il est courant.” et puis c’est tout. Vous verrez, ce sera très efficace.

L’hélicoptère est prêt à décoller. L’ambulance et la voiture noire ont disparu alors que je négociais ma libération. L’homme en noir regarde un moment son acolyte qui lui donne une timide approbation puis saisit un téléphone mobile. Une longue minute plus tard, il revient vers moi, le smartphone à la main, et place l’écran juste à hauteur de mes yeux pour que je puisse voir l’image d’un papier pris en photo, sur lequel on a écrit une réponse qui met définitivement fin à mon projet de vivre librement et qui fait s’élever soudain l’hélicoptère vers le ciel: “Nous avons Jess.”

mercredi 11 novembre 2020

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Si vous avez vu passer ces petites phrases écrites à la main sur Facebook ou Instragam, c'est normal. Si vous voulez commander le Best of, c'est aussi tout-à-fait normal!


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vendredi 22 juin 2018

"Plume", mon troisième roman, est sorti!

Tom Leclé se réveille dans un pays qu'il ne connaît pas, sous un nom qui n'est pas le sien, après s'être échappé de sa vie de toute urgence. Il est recueilli de force au sein d'une famille peu banale et se laisse emmener dans une aventure aussi périlleuse qu'absurde, qui lui permet de ne plus trop penser à ce qu'il a voulu fuir. Pourtant, tôt ou tard, il faudra bien accepter la réalité: "Nous menons tous une vie de chien. Mais rassurez-vous, un jour ou l'autre, tout peut basculer"

254 p. Editions Academia, juin 2018.



mercredi 3 janvier 2018

Troisième roman, premier chapitre.

Il est des accidents dont il vaudrait mieux ne pas sortir indemne. Tom Leclé n’avait pas encore ouvert les yeux. Son corps allongé sur le dos était inerte. Seules ses paupières s’étaient mises à vibrer sous les premières tensions de la conscience qui lui revenait miraculeusement. Mais il fut vite ébloui par l’intense lumière blanche de la pièce qui le contraignit de garder les yeux clos quelques secondes de plus. Ses pensées allaient bientôt se réactiver pour tenter de répondre à cette question qu’il se posait pour la première fois de sa vie: “Où suis-je?” Pas de réponse, le trou noir, aucun souvenir des heures et des jours qui précédaient. Quelques flashes surgirent dans sa tête avec une certaine violence mais rien qui lui permit de deviner où il se réveillait. Il faisait très chaud. Tom sentit qu’il était presque nu, le corps étendu sur un matelas plutôt dur, recouvert des pieds au torse par un léger drap blanc. Une chaleur moite et naturelle lui fit songer à un climat tropical. Sûr qu’il n’était pas en France, ce que confirma la voix d’une jeune femme s’adressant à lui en espagnol: “Señor? Señor? Como està?“. Tom n’avait pas encore la force de répondre. Il sentait qu’il était vivant mais très faibl. Et sa connaissance des langues étrangères, amoindrie par le choc récent, était hors d’usage. Des mots voulaient sortir de sa bouche mais ses lèvres semblaient collées l’une à l’autre, comme un oeil souffrant de conjonctivite au réveil. La femme se mit à parler plus rapidement avec une autre femme dont il sentit la présence à gauche du lit. Puis un homme venu du fond de la pièce leur coupa la parole sur un ton plus ferme, sans doute leur donnait-il une injonction. Quelques secondes plus tard, une main douce et fraîche, comme si elle venait de passer sous l’eau du robinet, se posa sur son avant-bras, le poussant enfin à ouvrir les yeux tout grands. Première confirmation: il était bien dans une chambre d’hôpital, peut-être en Amérique latine, entouré de personnel soignant. Les deux infirmières n’étaient pas très grandes, elles avaient la peau mat et un large sourire aux lèvres, dévoilant des dents parfaitement alignées et blanches comme la neige. L’une des deux le questionna dans un espagnol plus clair, qu’il aurait pu comprendre aisément en temps normal, mais dont il ne saisissait, à cet instant, qu’un mot sur deux.
  • Comment allez-vous, Señor Duvall? Pouvez-vous vous relever?
Duvall… médita-t-il un instant. Qu’est-ce que c’est que cette histoire?” Se réveiller dans un endroit inconnu n’est pas une expérience agréable. Se retrouver sur un lit d’hôpital, le corps malmené par un choc violent, encore moins. Mais s’entendre appeler par un nom qui n’est pas le sien, cela commençait à faire beaucoup pour Tom Leclé, dont la vie jusque là n’avait pas été spécialement palpitante. Un spasme l’envahit soudain, comme on en ressent parfois en plein cauchemar, quand on a cette impression effrayante de chuter dans le vide. Dans un réflexe, il laissa enfin s’échapper quelques mots de sa bouche desséchée par plusieurs jours d’alimentation sous perfusion: “No ! No soy Duvall !
  • Calmez-vous, Señor Duvall ! C’est le choc, c’est normal… Tranquilo !
  • Non, je ne suis pas tranquilo du tout! Je ne m’appelle pas Duvall, vous comprenez ?
  • Il y a eu beaucoup de morts. Vous avez de la chance. Relaxez-vous! Nous avons récupéré votre passeport, Monsieur Duvall.
  • Eh bien, alors, ce n’est pas mon passeport! Où sont mes affaires?
  • Je pense que vous êtes encore choqué. Ne vous inquiétez pas, tout va revenir à la normale.
  • Je ne comprends pas ce que vous dites, parlez lentement, despacito !
  • Calmez-vous. Votre père va venir vous voir. Votre papa! On va le prévenir que vous êtes réveillé. Il faut vous relaxer. 
  • Ecoutez-moi bien, je suis en pleine forme là, je sens que ça revient même assez vite… Et le premier truc dont je me rappelle avec certitude, c’est de mon nom, voyez-vous?
  • Votre père est venu hier soir déjà...
  • Mon père est mort il y a cinq ans.
  • Je vais vous donner un calmant, monsieur. Vous faites une mauvaise réaction post-traumatique.
L'infirmière vint se placer à la droite du lit et saisit la poche reliée par un fin tuyau à son avant-bras, pour le remplacer par un sachet rempli d’un liquide plus foncé. Tom tenta de se relever en vain, freiné par des douleurs musculaires qui lui traversaient tout le corps. Les souffrances disparurent miraculeusement sous les premières giclées de la perfusion intraveineuse. Il s'assoupit de nouveau et plongea dans un sommeil profond qui, bien qu'encouragé chimiquement, lui parut plus naturel.

Durant cette longue sieste, il fit un cauchemar étrange et y chercha vainement des signes qui l’aideraient à comprendre ce qui s'était passé, pourquoi il était là, dans quel pays il se trouvait ou encore de quel accident il avait été la victime. Mais rien dans ce songe ne l'éclaira. Il s’observa à l'arrière d'un café assez sombre, assis à côté d’un homme habillé tout en noir, d’un âge plus ou moins égal au sien. Dans les mains de l’inconnu, il aperçut un passeport qui affichait très nettement son nom en lettres dorées “Tom Leclé”. Il se sentait en confiance avec cet homme pâle aux cheveux courts, qui portait des lunettes noires masquant totalement son regard. Mais il fut vite traversé par un sentiment désagréable, voyant l’homme tripoter des mains la couverture bordeaux de son passeport européen, comme s’il craignait qu’on ne le lui rende jamais. Il tenta de récupérer le document officiel, sans trop insister, sans montrer sa peur. Au pied de la table, un grand chien très poilu, de race indéterminée et qui semblait venir tout droit d'une contrée polaire, était assis sagement, le fixant du regard avec bienveillance. La scène était accompagnée d’un fond sonore répétitif et assez bruyant, comme si elle se passait à l’intérieur d’une usine en pleine activité. L'homme aux lunettes noires sourit sans spontanéité, tout en scrutant la première page du passeport avec attention. A plusieurs reprises, il referma le document comme s'il s'apprêtait à le lui rendre, mais Tom n'avait jamais le temps de le saisir, l'homme le reprenait aussitôt et se mettait à le feuilleter davantage, parcourant la collection de cachets de contrôles migratoires qui listait les pays que ce morceau de carton lui avait permis de visiter ces dernières années. La scène n’était pas violente mais Tom se sentait paralysé. Soudain, les tables du café se mirent à vibrer, comme si un tremblement de terre était à l’oeuvre ou qu'un volcan voisin se réveillait lentement, après des décennies de repos. Tout tremblait désormais dans la pièce. Les verres dansaient sur les tables et sur le comptoir, jusqu’à chuter un à un pour s’écraser au sol. De larges fissures se dessinèrent sur les murs peints et le sol carrelé, jusqu’à devenir des crevasses. Les lampes et les bougies s’éteignirent. Le ventilateur fixé au plafond cessa de fonctionner. Tom sentit qu’il fallait fuir au plus vite. Il tenta de récupérer son passeport de force, mais réalisa alors que les mains de l'inconnu étaient vides et que du sang s'échappait des manches de sa veste en cuir, dégoulinant sur une table en bois brun. Le chien, resté impassible jusque-là se mit soudain à parler en français et prononça ces mots absurdes, qui réveillèrent Tom Leclé pour de bon et le ramenèrent à la réalité de sa chambre d’hôpital: «  Mon fils  ! Tu es vivant  ! Dieu soit loué !  ».

En ouvrant les yeux, Tom tomba nez à nez avec un homme grisonnant, la cinquantaine avancée, portant un costume complet bleu marine et une chemise blanche dont le col ouvert laissait apparaître un torse bronzé et entretenu. Encore sonné, il mit du temps à réagir au comportement surréaliste de cet inconnu qui se tenait penché sur lui, les yeux lumineux d'espoir, le sourire confiant, les bras grands ouverts, empruntant la posture physique d'un père qui vient de ramener son fils à la vie.
  • Pépito  ! Mon fils tant aimé  !
  • Euh, je suis désolé, je crois que vous faites erreur...
  • Mon Pépito! J'ai tellement eu peur!
  • Mais Monsieur, je ne vous connais p...
Tom se releva sur le lit pour manifester son désaccord total avec la tournure absurde que prenaient les événements. Mais l'homme grisonnant se pencha sur lui comme pour l'étreindre et manifester de nouveau le bonheur de voir son fils épargné par le sort. Il posa ses mains sur ses épaules comme s'il allait l'embrasser mais Tom sentit, à la façon dont l’homme pressait ses doigts avec force sur le haut de son dos, qu'il cherchait surtout à le maintenir immobile sur le lit. Tout en approchant la bouche de son oreille droite, celui qui prétendait être son père laissa s’entrouvrir un pan de sa veste, d’où surgit la crosse d'un revolver argenté de taille moyenne, fixé par une bretelle le long de son thorax. L’homme lui chuchota quelques mots que les infirmières, parties s’occuper d'autres victimes, ne pouvaient entendre  : «  Si tu veux sortir de cet hôpital vivant, c'est moi qu'il faut suivre. »       
L'homme se redressa tout en reprenant son rôle de père de famille soulagé, avec un certain talent de comédien : «  Pépito, quelle chance nous avons !  Nous allons pouvoir rentrer à la maison.  Madame, quand est-ce qu'il peut sortir  ?» L'infirmière ne lui répondit pas. Avec le reste du personnel d’étage, elle s’était figée, silencieuse, devant l’écran de télévision accroché au mur, dont on avait augmenté le volume sonore. Une édition spéciale couvrait la terrible tragédie qui venait de frapper la région : le crash du vol AV3212 reliant Bogota à Cali, le long d'un flanc de montagne isolé dans la cordillères des Andes. L’accident avait fait plus de cents morts et des dizaines de blessés graves. Mais heureusement, il y avait aussi, parmi les passagers, une poignée de survivants pratiquement indemnes, des miraculés qui pourraient bientôt reprendre le cours normal de leur existence. A une exception près.

dimanche 16 juillet 2017

Un extrait de mon second roman "Lulo"

Je m’appelle Marc. J’ai trente-sept ans. Je suis inspecteur à la brigade criminelle et je crois bien qu’on vient de me confier l’affaire qui va changer ma vie. Quand on reçoit un dossier comme ça, on a tendance à refaire le bilan de sa carrière. Je n’ai pas toujours été dans la police. En fait, je ne sais pas ce qui m’a amené là. Dire qu’il y a neuf ans, j’étais encore chef de produit pour une grande marque d’équipementier électrique. Je me souviens de Daniel, mon manager à l’époque. Je n’ai jamais su m’adapter à ses méthodes de gestion à l’américaine.

— Bon alors, Marc, montrez-moi votre project planning...

— Eh bien voilà, au début, je vais commencer le projet, ensuite j’exécuterai le projet et à la fin, je terminerai le projet.

— Vous vous foutez de moi ou quoi? Je veux un plan détaillé! Il me faut des listes d’actions, des délais, des objectifs, tout le tralala.

— Oui, comme vous dites, tout le tralala. Franchement, Daniel, je ne comprends pas pourquoi je dois rédiger tout ça. On sait très bien ce qu’il faut faire. Alors pourquoi perdre son temps à l’écrire dans un Powerpoint? Autant le faire tout de suite et on gagnera du temps!

— Vous n’y êtes pas! Le project planning permet de suivre l’avancement du projet et surtout de voir si vous n’avez rien oublié.

— Mais si je suis capable d’oublier quelque chose pendant la réalisation du projet, alors je suis tout autant capable de l’oublier en rédigeant le project planning...

— Pourquoi est-ce que vous remettez nos processus en cause tout le temps? On travaille toujours comme ça ici!

— Ben justement! Vous savez très bien comment ça va se passer. Tous les projets se terminent toujours de la même façon. Au début, il y a un beau planning avec plein de tableaux. Mais dès les premiers jours, on prend du retard dans le projet et il faut déjà adapter le calendrier. Après quelques semaines, on est tous à la bourre et on n’ose même plus regarder le planning initial ; et à la fin, on termine tout le projet en quarante-huit heures en travaillant jour et nuit comme des acharnés! Ça, c’est la réalité d’un projet dans cette entreprise, et vous le savez très bien, parce que l’être humain est intrinsèquement et naturellement bordélique. Microsoft Office n’y changera jamais rien!

— Peut-être, Marc. Mais en attendant, moi, je dois remettre votre plan à mon supérieur avec celui des autres projets afin de réaliser une vision hélicoptère de l’ensemble des ressources.

— Mais si le but est de rentabiliser les ressources, pourquoi ne pas cesser de me faire perdre mon temps et mon énergie avec cette paperasserie? Vous et vos supérieurs, vous n’avez qu’à descendre de votre foutu hélicoptère et vous venez nous aider à réaliser le projet directement, ça fera avancer la boîte!

— Vous vous emportez, Marc! Ce n’est pas cela qui va nous aider à sortir cet interrupteur autonettoyant...

L’interrupteur autonettoyant était une idée de Christine, assistante maniaque et névrosée en charge de la comptabilité. Avec ses différents troubles obsessionnels compulsifs, principalement orientés sur les questions d’hygiène, Christine connaissait mieux que personne les frustrations quotidiennes liées à l’entretien d’une maison. Les interrupteurs sont souvent blancs. Et comme tout le monde ne se lave pas les mains quinze fois par jour comme elle, ils ont tendance, avec le temps et l’usage, à tourner vers le beige ou le gris. Christine avait donc imaginé un interrupteur muni de capteurs de bactérie, qui ne fonctionne que si on l’utilise avec des doigts parfaitement propres. Elle avait eu cette idée stupide lors d’une réunion d’équipe désertée durant la semaine de la Toussaint. La moitié de l’entreprise avait fait le pont. Daniel était encore à moitié saoul d’une dé- gustation de vin qui s’était mal terminée la veille. Il n’y avait pas eu assez de cerveaux présents autour de la table pour tuer dans l’œuf cette idée de produit complètement absurde et vouée à l’échec. Mais la philosophie de management de Daniel empêchait désormais de rejeter une proposition stupide sans argument: «Il ne faut jamais tuer la créativité! Les idées les plus saugrenues sont parfois les meilleures». Tout le monde avait donc la chance d’apporter sa petite contribution au développement de l’entreprise et chaque suggestion devait être accueillie avec la même bienveillance. Ça, c’était la version officielle, mais dans les faits, on savait très bien quand un projet était débile ou non. Et dans ce cas-là, on confiait au chef de produit le moins crédible du moment le soin d’en vérifier la faisabilité. C’est quand on m’a demandé d’établir un project planning pour ces foutus interrupteurs hygiéniques que j’ai compris que ma carrière était terminée. Avant, on me confiait les produits-phares, comme les premiers bi-zones ou les alternatifs qui permettaient d’allumer la salle de bain depuis le couloir et de l’éteindre ensuite dans la chambre à coucher. Des succès commerciaux sans précédent. Les gens plaçaient désormais quatre-vingt-six interrupteurs dans leur maison au lieu de vingt-quatre auparavant. Mais cette époque-là était révolue. Depuis quelques mois, les affaires ne tournaient plus bien et on ne me confiait plus que des projets sans ambition. J’ai commencé à m’ennuyer comme un rat mort. J’avais du mal à me lever le matin pour aller travailler. Ce n’était pas de la fatigue physique, mais de l’épuisement psychique et moral. Du lundi au vendredi, j’ouvrais les yeux difficilement. Je me battais avec le buzzer du réveille-matin jusqu’à me lever à la dernière minute pour me rendre au bureau dans la précipitation, sans avoir pris de petit déjeuner et avec les cheveux encore mouillés d’être passé quelques secondes sous une douche à peine tiède. Bizarrement, je me levais très tôt le samedi et le dimanche, souvent vers six heures du matin, comme si ces seules journées, dont l’agenda était désespérément vide, me laissaient encore entrevoir la possibilité d’un réenchantement. J’avais raison d’être démotivé, l’entreprise ne fonctionnait plus comme avant et avait complètement raté le virage des détecteurs de présence qui faisaient s’allumer et s’éteindre les ampoules sans commande mécanique, en fonction des déplacements humains à l’intérieur d’un bâtiment; et qui mettraient, à terme, l’existence même de la compagnie en danger. Je ne me souviens pas exactement de ce qui m’a fait changer radicalement d’orientation, à l’aube de mes vingt-neuf ans, ni de ce qui m’a ramené sur les bancs de l’université. Je me rappelle seulement avoir fait la file pour m’inscrire à la faculté de droit, étape nécessaire pour obtenir un master en criminologie. Nous étions à la fin du mois d’août. L’été avait été particulièrement chaud mais commençait à perdre de sa superbe, déséquilibré par les premiers vents frais et humides de l’automne qui soufflaient avec un peu d’avance sur le campus universitaire encore à moitié vide. C’est là, devant le guichet numéro sept des inscriptions, que j’ai aperçu Sandra pour la première fois. Les project planning ne se déroulent jamais comme prévu.