Je m’appelle Marc. J’ai trente-sept ans. Je suis inspecteur à la
brigade criminelle et je crois bien qu’on vient de me confier l’affaire
qui va changer ma vie. Quand on reçoit un dossier comme
ça, on a tendance à refaire le bilan de sa carrière. Je n’ai pas toujours
été dans la police. En fait, je ne sais pas ce qui m’a amené
là. Dire qu’il y a neuf ans, j’étais encore chef de produit pour
une grande marque d’équipementier électrique. Je me souviens
de Daniel, mon manager à l’époque. Je n’ai jamais su m’adapter
à ses méthodes de gestion à l’américaine.
— Bon alors, Marc, montrez-moi votre project planning...
— Eh bien voilà, au début, je vais commencer le projet,
ensuite j’exécuterai le projet et à la fin, je terminerai le projet.
— Vous vous foutez de moi ou quoi? Je veux un plan détaillé! Il me faut des listes d’actions, des délais, des objectifs,
tout le tralala.
— Oui, comme vous dites, tout le tralala. Franchement,
Daniel, je ne comprends pas pourquoi je dois rédiger tout ça.
On sait très bien ce qu’il faut faire. Alors pourquoi perdre son
temps à l’écrire dans un Powerpoint? Autant le faire tout de
suite et on gagnera du temps!
— Vous n’y êtes pas! Le project planning permet de suivre
l’avancement du projet et surtout de voir si vous n’avez rien
oublié.
— Mais si je suis capable d’oublier quelque chose pendant
la réalisation du projet, alors je suis tout autant capable de l’oublier
en rédigeant le project planning...
— Pourquoi est-ce que vous remettez nos processus en
cause tout le temps? On travaille toujours comme ça ici!
— Ben justement! Vous savez très bien comment ça va se
passer. Tous les projets se terminent toujours de la même façon.
Au début, il y a un beau planning avec plein de tableaux. Mais
dès les premiers jours, on prend du retard dans le projet et il
faut déjà adapter le calendrier. Après quelques semaines, on est
tous à la bourre et on n’ose même plus regarder le planning
initial ; et à la fin, on termine tout le projet en quarante-huit
heures en travaillant jour et nuit comme des acharnés! Ça, c’est
la réalité d’un projet dans cette entreprise, et vous le savez très
bien, parce que l’être humain est intrinsèquement et naturellement
bordélique. Microsoft Office n’y changera jamais rien!
— Peut-être, Marc. Mais en attendant, moi, je dois remettre
votre plan à mon supérieur avec celui des autres projets afin de
réaliser une vision hélicoptère de l’ensemble des ressources.
— Mais si le but est de rentabiliser les ressources, pourquoi
ne pas cesser de me faire perdre mon temps et mon énergie
avec cette paperasserie? Vous et vos supérieurs, vous n’avez qu’à
descendre de votre foutu hélicoptère et vous venez nous aider à
réaliser le projet directement, ça fera avancer la boîte!
— Vous vous emportez, Marc! Ce n’est pas cela qui va
nous aider à sortir cet interrupteur autonettoyant...
L’interrupteur autonettoyant était une idée de Christine,
assistante maniaque et névrosée en charge de la comptabilité.
Avec ses différents troubles obsessionnels compulsifs, principalement
orientés sur les questions d’hygiène, Christine connaissait
mieux que personne les frustrations quotidiennes liées à
l’entretien d’une maison. Les interrupteurs sont souvent blancs.
Et comme tout le monde ne se lave pas les mains quinze fois
par jour comme elle, ils ont tendance, avec le temps et l’usage, à
tourner vers le beige ou le gris. Christine avait donc imaginé un
interrupteur muni de capteurs de bactérie, qui ne fonctionne
que si on l’utilise avec des doigts parfaitement propres. Elle
avait eu cette idée stupide lors d’une réunion d’équipe désertée
durant la semaine de la Toussaint. La moitié de l’entreprise
avait fait le pont. Daniel était encore à moitié saoul d’une dé-
gustation de vin qui s’était mal terminée la veille. Il n’y avait pas
eu assez de cerveaux présents autour de la table pour tuer dans
l’œuf cette idée de produit complètement absurde et vouée à
l’échec. Mais la philosophie de management de Daniel empêchait désormais de rejeter une proposition stupide sans argument:
«Il ne faut jamais tuer la créativité! Les idées les plus saugrenues
sont parfois les meilleures». Tout le monde avait donc
la chance d’apporter sa petite contribution au développement
de l’entreprise et chaque suggestion devait être accueillie avec la même bienveillance. Ça, c’était la version officielle, mais dans
les faits, on savait très bien quand un projet était débile ou non.
Et dans ce cas-là, on confiait au chef de produit le moins crédible du moment le soin d’en vérifier la faisabilité. C’est quand
on m’a demandé d’établir un project planning pour ces foutus
interrupteurs hygiéniques que j’ai compris que ma carrière était
terminée. Avant, on me confiait les produits-phares, comme les
premiers bi-zones ou les alternatifs qui permettaient d’allumer
la salle de bain depuis le couloir et de l’éteindre ensuite dans la
chambre à coucher. Des succès commerciaux sans précédent.
Les gens plaçaient désormais quatre-vingt-six interrupteurs
dans leur maison au lieu de vingt-quatre auparavant. Mais cette
époque-là était révolue. Depuis quelques mois, les affaires ne
tournaient plus bien et on ne me confiait plus que des projets
sans ambition. J’ai commencé à m’ennuyer comme un rat
mort. J’avais du mal à me lever le matin pour aller travailler.
Ce n’était pas de la fatigue physique, mais de l’épuisement psychique
et moral. Du lundi au vendredi, j’ouvrais les yeux difficilement.
Je me battais avec le buzzer du réveille-matin jusqu’à
me lever à la dernière minute pour me rendre au bureau dans
la précipitation, sans avoir pris de petit déjeuner et avec les cheveux
encore mouillés d’être passé quelques secondes sous une
douche à peine tiède. Bizarrement, je me levais très tôt le samedi
et le dimanche, souvent vers six heures du matin, comme
si ces seules journées, dont l’agenda était désespérément vide,
me laissaient encore entrevoir la possibilité d’un réenchantement.
J’avais raison d’être démotivé, l’entreprise ne fonctionnait
plus comme avant et avait complètement raté le virage des
détecteurs de présence qui faisaient s’allumer et s’éteindre les
ampoules sans commande mécanique, en fonction des déplacements
humains à l’intérieur d’un bâtiment; et qui mettraient,
à terme, l’existence même de la compagnie en danger. Je ne
me souviens pas exactement de ce qui m’a fait changer radicalement
d’orientation, à l’aube de mes vingt-neuf ans, ni de
ce qui m’a ramené sur les bancs de l’université. Je me rappelle
seulement avoir fait la file pour m’inscrire à la faculté de droit,
étape nécessaire pour obtenir un master en criminologie. Nous
étions à la fin du mois d’août. L’été avait été particulièrement
chaud mais commençait à perdre de sa superbe, déséquilibré
par les premiers vents frais et humides de l’automne qui soufflaient
avec un peu d’avance sur le campus universitaire encore
à moitié vide. C’est là, devant le guichet numéro sept des inscriptions,
que j’ai aperçu Sandra pour la première fois. Les project
planning ne se déroulent jamais comme prévu.