samedi 22 janvier 2022

Quatrième roman, premier chapitre

C’est une chaussure bon marché, j’ai vu la marque quand elle a percuté mon visage pour la première fois. Ce sont toujours des pauvres qui frappent les pauvres. Peut-être portent-ils des vêtements destinés à ne servir qu'une seule fois, pour effacer toute trace. Les coups sont rythmés. Je ne parviens pas à dire combien ils sont, à me marteler les bras, les jambes, et puis le visage. Ma vision s’encombre de sang rouge vif. Je me couvre le visage des mains pour essayer de sauver mon nez. Je tiens beaucoup à mon nez. Ils prennent leur élan pour me sauter dessus à pieds joints. Ce sont sans doute de très jeunes gamins, ils ne sont pas très lourds. Parmi les douleurs qui naissent en différents endroits de mon corps sale et mal entretenu, je ressens aussi un peu de culpabilité. J’ai sûrement dû faire quelque chose de mal pour mériter cela. C’est étrange ce sentiment, lorsqu’on se prend une raclée, d’en être un peu responsable. J’ai pourtant toujours voulu être une “bonne personne”. Je n’ai rien à me reprocher. Je n’ai volé qu’en tant qu’adolescent, comme on essaie une drogue douce par défi, avant de recracher ses poumons en se disant: “Plus jamais!”. Les derniers coups claquent en rafale de façon précipitée, annonçant la fuite imminente de mes agresseurs. J’entends déjà une sirène de police au loin, ou peut-être est-ce une ambulance. Je vais avoir besoin des deux. Un passant, trop peureux pour me venir en aide, a probablement appelé les secours avant de s’enfuir dans cette galerie commerçante qui vient à peine d’ouvrir, en ce samedi matin de novembre. C’est l’heure où la ville est encore froide, sombre et maussade mais promet d’être douce, bleutée, et pourquoi pas lumineuse, plus tard dans la journée. Bruxelles est la capitale de ceux qui espèrent, se réjouissent et déchantent, plusieurs fois par jour. Je n’en verrai plus rien. J’entends la police qui se met d’accord avec les ambulanciers, arrivés presque en même temps sur les lieux de l’agression. On me fait glisser sur une civière, avec précaution, en me parlant comme à un gosse de cinq ans. Cela ne me dérange pas, j’ai toujours souhaité faire vivre le plus longtemps possible cet enfant au fond de moi. Mais leurs voix douces ne m’offrent pas beaucoup d’illusions. Quelque chose me dit que des histoires d’adultes vont bientôt réapparaître dans ma vie. J’avais rêvé d’être libre. et voilà qu’on m’embarque. Une femme très cultivée m’a dit un jour que les hommes vraiment libres n’ont pas de toit. Ma nouvelle maison, c’était la capitale de l’Europe, avec ses dimanches paisibles, sa météo surprenante, ses artères chaotiques, ses pare-chocs pendouillants et ses habitants toujours un peu alcoolisés. Et puis mes nombreux collègues sans abri, venus de tout le continent dans cette ville où la pauvreté semblait avoir été érigée en art de vivre. Tous ceux-là qui ne me jugeaient pas, tous ceux-là qui me foutaient la paix, parce que les sans abri ont aussi le droit d’être fort occupés, ces hommes et ces femmes abîmés mais robustes, qui étaient libres comme moi, jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’il va bien falloir se rendre à l’évidence: la fête est finie. Je ne suis pas idiot. Je connais leurs pratiques. Il y a quelque chose de trop bien organisé dans ce qui sera considéré dès demain comme un banal fait divers. J’entends la porte de l’ambulance qui glisse sur le côté droit, alors qu’on s’affaire déjà à panser mes plaies les plus effrayantes. Mon nez n’est pas cassé, c’est déjà ça de gagné. Le véhicule démarre et s’engage sur l’avenue principale, celle qui nous mène directement à la sortie de la ville, en quelques minutes à peine à cette heure matinale, en ce début de week-end assoupi par un climat automnal. On me demande d’ouvrir les yeux pour vérifier leur état. J’ai le temps de voir les visages des urgentistes. Une jeune femme et un jeune homme. Ils ont l’air très professionnels, très méthodiques. Ils font partie de cette jeunesse qui travaille vraiment. Celle qui fait du pain, qui vend des saucisses, qui lave les petits vieux, qui arrête les voleurs, qui vide les poubelles. Cette jeunesse qui fait des trucs qui servent vraiment à quelque chose. Cette jeunesse qui n’a pas le temps de se disputer. Cette jeunesse mal payée et ignorée de tous, mais qui tient debout cette Europe sans ressort. “C’est quoi cette voiture derrière?” demande alors le conducteur que je ne vois pas. Une BMW noire aux vitres teintées suit l’ambulance depuis un moment, à distance très rapprochée. La jeune urgentiste jette un œil à travers la porte vitrée à l’arrière de la camionnette. Le conducteur du mystérieux véhicule vient de poser une lumière bleue clignotante sur le capot et lance de puissants appels de phare. “Arrête-toi, il y a un souci, là.” dit le second urgentiste. Je referme les yeux, presque instinctivement. J’ai un mauvais pressentiment, comme l’impression que je pourrais bientôt assister à quelque chose que je n’ai pas envie de voir. La journée a déjà été assez rude et puis, on entend mieux les yeux fermés. Deux hommes sortis de la BMW discutent avec l’équipe médicale en leur prétextant une autorisation spéciale pour récupérer le convoi, justifiée par de nébuleuses raisons gouvernementales. Les deux jeunes ne se laissent pas manipuler, réclament des explications supplémentaires et des documents plus officiels. J’entends qu’ils s’éloignent. On dirait que les hommes de la voiture noire entraînent les urgentistes vers le bord de la route. Deux coups de feu très sourds retentissent, à une seconde d’intervalle, avec un large écho absorbé rapidement par les plaines humides de la région. Le chauffeur de l’ambulance sort immédiatement pour voir ce qu’il se passe, mais il est abattu de sang froid. Un troisième homme monte à bord, prend le contrôle de l’ambulance, tandis que les deux autres s’approchent de la civière où j’écoute cette scène sans bouger. J’ouvre les yeux. Ils sont entièrement habillés de noir, portent des gants très fins, et leur combinaison remonte jusqu’au cou pour finir en cagoule, laissant à peine apparaître leurs regards sombres et affairés. J’entends un “Ne le touche pas surtout!”. Ce que je craignais le plus est en train de se réaliser. L’ambulance démarre et les deux hommes poursuivent le travail des urgentistes comme si de rien n’était. Ils connaissent le matériel et sont extrêmement bien entraînés. En général, ces gens-là ont été militaires, ont travaillé sur des territoires de guerre, dans des circonstances bien plus chaotiques. Soigner les égratignures d’une petite ratonnade urbaine ne les effraie pas. Les soins les plus prioritaires ont déjà été prodigués par ces malheureux urgentistes, victimes collatérales mais nécessaires de l’opération. Je commence moi-même à me sentir mieux. C’est bizarre comme la douleur est plus impressionnante quand on ne sait pas ce qui se passe. Depuis que je les ai vus, couverts des pieds à la tête, je n’ai plus aucun doute. Je sais pourquoi ils sont là, qui les a envoyés et où ils veulent m’emmener. D’abord vers un hélicoptère - médicalisé, comme tout est si bien organisé - qui nous attend sur un champ désert, à une dizaine de kilomètres de la capitale. Alors qu’ils m’installent à bord de l’engin, avec toutes les précautions nécessaires, j’entrevois l’ultime espoir de m’échapper par la négociation: “Est-ce que vous pouvez appeler votre chef? Je dois lui parler.”

  • On n’a pas de chef.

  • Bon, écoutez, je sais ce que vous faites et pour qui vous le faites alors passez-le moi, il faut que je lui parle.

  • Ta gueule!

  • Si vous me laissez lui parler, promis, je ne dirai plus rien après!

Un des hommes en noir approche son visage du mien et me parle à l’oreille sur un ton menaçant: “Qu’est-ce que tu cherches? Tu crois pas qu’il y a déjà eu assez de dégâts comme ça?” Je le rassure d’emblée: ils ne pourront pas me faire de mal, c’est écrit dans leur ordre de mission.

  • Vous ne pouvez rien me faire, vous ne pouvez pas me tuer, je le sais, c’est contractuel.

  • On n’a pas d’information sur le commanditaire. On ne nous dit rien en direct.

  • Bon, on va faire un marché: vous faites passer un message à votre chef puis au chef de votre chef qui, lui, transmettra au grand chef. Vous verrez, vous aurez fini votre journée dans cinq minutes et vous serez payé la même chose!

  • Ah? Et qu’est-ce qu’il faudrait lui dire au grand chef?

  • Dites-lui simplement que je suis au courant.

  • Au courant de quoi?

  • Écoutez, avec tout le respect que je vous dois, franchement… C’est un truc, il me faudrait une semaine pour vous expliquer et à la fin je ne suis même pas sûr que vous comprendriez. Dites-lui simplement “Il est courant.” et puis c’est tout. Vous verrez, ce sera très efficace.

L’hélicoptère est prêt à décoller. L’ambulance et la voiture noire ont disparu alors que je négociais ma libération. L’homme en noir regarde un moment son acolyte qui lui donne une timide approbation puis saisit un téléphone mobile. Une longue minute plus tard, il revient vers moi, le smartphone à la main, et place l’écran juste à hauteur de mes yeux pour que je puisse voir l’image d’un papier pris en photo, sur lequel on a écrit une réponse qui met définitivement fin à mon projet de vivre librement et qui fait s’élever soudain l’hélicoptère vers le ciel: “Nous avons Jess.”